
Il est désormais de notoriété publique que l’antibiorésistance (AMR) est un problème social qui ne doit pas seulement être étudié comme un défi biomédical mais pour lequel d’autres facteurs – c’est-à-dire des déterminants sociologiques, économiques, politiques, culturels – doivent être pris en compte. La plupart des recherches sur les facteurs sociaux ont été menées dans une perspective de psychologie sociale et de comportementaliste mais ils ont tendance à négliger les déterminants structurels et organisationnels qui fournissent le cadre du comportement individuel. Ce sont précisément ces déterminants structurels (politiques publiques, marchés, professions, technologies, etc.) auxquels s’intéressent les équipes de l’Observatoire numérique de l’Antibiorésistance (DOSA) et du projet STATIC, financés par le PPR Antibiorésistance.
Les travaux menés par nos équipes de recherche en sciences sociales fournissent un précieux matériau précieux pour documenter ce que nous avons appelé l’Antibiodépendance (Boullier et Fortané, 2025), pour reprendre le titre d’un ouvrage publié cette année aux Presses de Sciences Po. Ce livre est le résultat d’enquêtes conduites entre 2019 et 2024 par une dizaine de sociologues, historien.nes et politistes, à la fois dans le cadre du PPR et de projets précédents. À travers l’exemple de l’usage des antibiotiques vétérinaires, elles montrent que le système agroalimentaire et les acteurs qui le dominent déploient une série de stratégies non seulement de résistance mais aussi de résilience, qui permettent au système de ne changer que de manière marginale.

Les mécanismes de l’antibiodépendance
Les enquêtes montrent d’abord que le système agroalimentaire est profondément et structurellement dépendant de l’usage d’antibiotiques. Dès leur apparition, ces médicaments ont révolutionné le secteur, avec le développement d’élevages intensifs, accueillis dans des bâtiments fermés, et caractérisés par un usage important d’antibiotiques. Depuis, ces enquêtes l’illustrent, le système éprouve de grandes difficultés à changer. À l’aube des années 2000, de nombreux dispositifs réglementaires ont été mis en place pour réduire les utilisations d’antibiotiques en élevage. Les pratiques agricoles ont évolué et la consommation d’antibiotiques chez les animaux d’élevage en France a clairement diminué, mais de nombreux usages (curatifs, métaphylactiques, facteurs de croissance dans la viande importée, etc.) résistent. L’infrastructure antibiotique parvient à se maintenir, et même à se rendre plus indispensable que jamais. Nos analyses montrent en quoi le système agroalimentaire contemporain n’est pas seulement antibiodépendant, mais aussi antibiorésilient : à mesure que des dispositifs de réduction des antibiotiques ont été adoptés, le modèle industriel s’est adapté.
Si les enquêtes dont l’ouvrage rend compte se penchent sur le cas des antibiotiques vétérinaires, la prise en charge plus générale du problème de l’AMR est révélatrice d’un système productiviste qui reste pérenne en dépit des dégâts qu’il commet dans les sociétés humaines et sur l’environnement, au-delà de la stricte question de l’élevage industriel. En santé humaine, les discours sur le mauvais usage des antibiotiques font oublier que ces derniers sont souvent utilisés comme un moyen de pas s’attaquer à des problèmes sociaux plus graves. Des enquêtes menées par des collègues dans des hôpitaux publics au Bangladesh (Biswas et al., 2020) montrent que les entreprises pharmaceutiques poussent les médecins à prescrire des antibiotiques, mais que ce sont surtout les défaillances du système de soin qui amènent ces praticiens à les utiliser : manque de personnel à tous les niveaux, services dépassés par l’affluence de patients, problèmes d’hygiène et d’assainissement, etc. À l’inverse d’approches comportementalistes centrées sur les individus, patients ou médecins, sur leurs biais ou leurs déviances personnelles, ces travaux invitent à tenir compte des facteurs socio-économiques et politiques qui expliquent l’usage des antibiotiques et qui peuvent contribuer à l’AMR ; ils invitent à penser la dépendance aux antibiotiques dans un contexte de défaillance des systèmes sanitaires.
Comme les enquêtes menées par notre collectif, ces travaux suggèrent que la montée de l’AMR demeure largement entretenue par l’utilisation des antibiotiques comme quick fix de problèmes structurels (Willis et Chandler, 2019). D’une part, cet usage est censé apporter une réponse médicale (parfois approximative) et maintenir la productivité des individus et plus largement du vivant. Il constitue une réponse rapide, et plus facile à mettre en œuvre que des politiques de prévention, aux pathologies et aux demandes des patients dans un contexte de « pharmaceuticalisation » de la société. D’autre part, comme le soulignent Willis et Chandler, les antibiotiques permettent de « gérer » des problèmes d’hygiène et de pauvreté sans les résoudre ni les réparer vraiment. On utilise ces médicaments pour retourner au travail ou à l’école plus vite en cas d’infections alors qu’une période de repos serait plus appropriée (dans une perspective de « cure » plutôt que de « care »). Devenant ainsi des outils du maintien des inégalités dans les politiques de santé globale, les antibiotiques sont alternativement rationnés pour éviter des usages « irrationnels » et largement prescrits pour mettre le vivant au travail, ce qui résonne avec le système d’antibiodépendance à l’œuvre dans l’élevage intensif.
Pistes pour sortir de l’antibiodépendance.
Même si nos systèmes agricoles et sanitaires utilisent souvent les antibiotiques comme quick fix, les enquêtes réunies dans l’ouvrage identifient plusieurs pistes pour sortir de l’antibiodépendance. La première serait de se départir de l’anthropocentrisme et de l’occidentalocentrisme latent des politiques globales de lutte contre l’AMR. Les apories respectives de « One Health » et « Global Health » tendent à reproduire injustices et inégalités entre les hommes et les animaux ainsi qu’entre les Nords et les Suds. Actuellement, la santé animale, dans le « One Global Health », ne se préoccupe que des intérêts sanitaires des humains, a fortiori ceux des sociétés occidentales, et invisibilise les enjeux alimentaires et de développement des pays producteurs des Suds. Il paraît essentiel de modifier la vision actuelle du problème et de ses solutions, notamment de sortir de l’idée d’un Sud menaçant et d’un Nord menacé. En réalité, les plus gros consommateurs d’antibiotiques restent, de très loin, les sociétés occidentales, alors que la très large majorité des décès liés aux bactéries résistantes se trouvent dans les régions sud du globe. À la problématique de l’« excès » s’oppose en effet celle de l’« accès » (Chandler, 2019). Dans certains cas, la meilleure manière d’éviter l’émergence et/ou la dissémination de bactéries résistantes, en même temps que de prendre en charge efficacement les infections qu’elles provoquent, réside justement dans une amélioration de la disponibilité des antibiotiques, sous des formes efficaces et sécurisées.
Une deuxième piste à explorer concerne l’implication des patients victimes de l’AMR et à s’intéresser à leurs expériences. Actuellement, les professionnels de santé et les experts sanitaires internationaux sont les « propriétaires » et principaux publics du problème. Il est défini par eux et pour eux. Les malades, en revanche, c’est-à-dire les personnes qui vivent l’expérience quotidienne des infections bactériennes résistantes, restent inaudibles et invisibles. Il suffit, pour s’en rendre compte, de constater l’absence presque totale de couverture du sujet dans les grands médias nationaux. Cette invisibilité est liée au fait que l’AMR n’est pas une maladie tout à fait comme les autres. Elle n’est d’ailleurs pas une maladie en tant que telle. Elle est plutôt une caractéristique, microbiologique et pharmacologique (avec de fortes conséquences sanitaires et sociales), que certaines maladies infectieuses ont ou n’ont pas. Il est vraisemblable qu’une grande part de la difficulté qu’ont les malades à se reconnaître dans le terme vient de là. Personne n’« a » l’AMR. En revanche, on peut être atteint d’une infection urinaire résistante, d’une tuberculose ultrarésistante ou encore d’une pneumonie multirésistante. Peut-être est-ce par là qu’il faudrait commencer. Peut-être faudrait-il entendre ces voix afin de connaître l’expérience, intime, familiale, sociale, médicale, des personnes atteintes d’infections résistantes ? C’est en racontant ces histoires-là, comme s’évertue par exemple à le faire l’organisation non gouvernementale The AMR Narrative ou les membres de la Task Force AMR Survivors de l’OMS, que l’on pourra davantage favoriser la reconnaissance des malades et leur mobilisation en faveur de la lutte contre l’AMR.
Une troisième piste consisterait à transcender l’imaginaire dystopique qui accompagne les discours sur l’AMR. Comme d’autres sujets sanitaires et environnementaux, l’AMR est enfermée dans un narratif catastrophiste qui la raconte sous l’angle du drame, de la catastrophe. Il semble que l’on ne puisse pas imaginer un monde sans antibiotiques autrement qu’à travers un récit cauchemardesque ou guerrier. Peut-on imaginer un monde sans antibiotiques qui soit désirable ? Un détour par la langue anglaise peut être utile pour sortir de la dystopie ambiante : un monde sans antibiotiques n’est un pas un monde without antibiotics mais un monde antibiotic-free, autrement dit un monde libéré des antibiotiques ou, plus exactement, de la dépendance aux antibiotiques. Pour se libérer des antibiotiques, l’AMR ne doit pas être réduite à un problème médical et sécuritaire, mais embrasser les enjeux de justice sociale et écologique que sont l’accès au soin, à l’hygiène, à la sécurité et la qualité alimentaires ou encore la protection de l’environnement et la préservation de la biodiversité (végétale, animale et microbienne). Un monde sans antibiotiques n’est pas l’apocalypse d’une guerre perdue d’avance contre les bactéries, mais un monde libéré́ d’une dépendance structurelle à des médicaments trop souvent utilisés comme quick fix. Nous devons imager une nouvelle utopie et la construire au plus vite.
Références :
1 Biswas Debashish, Hossin Raduan, Rahman Mahbubur, Bardosh Kevin Louis, Watt Melissa H., Zion Mazharul Islam, Sujon Hasnat, Rashid Md Mahbubur, Salimuzzaman M., Flora Meerjady S., Qadri Firdausi, Khan Ashraful Islam et Nelson Eric J., « An ethnographic exploration of diarrheal disease management in public hospitals in Bangladesh: From problems to solutions », Social Science & Medicine, vol. 260, 2020, p. 113185, [https//doi.org/10.1016/j.socscimed.2020.113185].
2 Boullier Henri et Fortané Nicolas, 2025, Antibiodépendance. L’impossible transition de l’élevage industriel, Paris, Presses de Sciences Po.
3 Chandler Clare I. R., 2019, « Current Accounts of Antimicrobial Resistance. Stabilisation, Individualisation and Antibiotics as Infrastructure », Palgrave Communications, 5 (1), p. 53, https//doi.org/10.1057/s41599-019-0263-4.
4 Willis Laurie Denyer et Chandler Clare, 2019, « Quick Fix for Care, Productivity, Hygiene and Inequality. Reframing the Entrenched Problem of Antibiotic Overuse », BMJ Global Health, 4 (4), p. e001590, https//doi.org/10.1136/ bmjgh-2019-001590
Auteurs

Henri Boullier
Chargé de recherche sociologue CNRS et coordinateur scientifique de la Chaire junior STATIC du PPR Antibiorésistance

Nicolas Fortané
Chargé de recherche sociologue INRAE et coordinateur scientifique du projet structurant DOSA du PPR Antibiorésistance